Odile Go et Max Buzzi sont deux architectes installés à la gare St Jean depuis Juin 2012 avec leurs deux enfants. Avant, ils vivaient aux Chartrons dans une belle maison d’architecte moderne et totalement décloisonnée. Les enfants grandissant, ils ont eu besoin de séparer leur espace de travail et leur espace de vie.
“Le quartier de la gare n’a pas été un choix.”
C’est parce qu’ils ont trouvé ce lieu atypique, le bar hôtel restaurant, Le Rome, 14 rue St Vincent de Paul, qu’ils sont venus vivre dans ce quartier. Le lieu qui sentait la friture de trente ans, immense et glauque, ne les a pas séduit au premier abord. Finalement le coté pratique de la gare et la proximité des quais emporte leur adhésion. Ils se lancent dans de gros travaux en enlevant les décorations successives et en végétalisant la cour à l’arrière. La grande façade de 8 mètres du bar coté rue est une porte ouverte sur la vie du quartier et sur la misère humaine. Pendant la première année, Odile avoue avoir eut un peu peur de ces gens visiblement dans le besoin qui restaient des heures assis sur les bancs devant le bar. Un jour l’un d’eux a même pissé dans le coin de la porte vitrée du bar, juste devant elle.
Le jour du déménagement, aidés par leur famille, Odile et Max ont reporté le repas qu’ils leur avaient promis. Ce repas n’aura jamais lieu, le décès d’un proche stoppe net leur élan. Leur projet a-t-il encore un sens? Et que dire de leur vie, si fragile elle aussi, leur vie de fous à travailler de longues heures pour des projets d’archi qui souvent ne voient pas le jour, dans l’abstraction, sur des ordinateurs, dans la 3D, dans le virtuel. Ils passent l’été dans la cour, protégés au pied des hauts murs. Ils plantent, car c’est la vie, et c’est ce dont ils ont terriblement besoin. De Juin à décembre rien ne se passe, tous leurs projets sont suspendus.
“On a pris le temps, on a écouté l’esprit du lieu.”
Depuis le bar a retrouvé une décoration épurée en noir et blanc, avec son plafond en néons étonnants. Un choix minimaliste qui met en valeur l’esprit très années 50 du lieu. Au bout d’un an, le couple se rend compte que les charges d’un si grand bâtiment sont trop lourdes pour leur activité en fort ralentissement. Il faut trouver une solution rapidement. Ils se rappellent qu’ils ont acheté un bar avec la licence IV. Cette licence sera leur planche de salut. Odile envisage d’abord de revendre la licence IV, mais il faut la raviver en ouvrant le bar au moins une fois. Odile passe alors le permis d’exploitation de débit de boisson. En Décembre 2013, le couple ouvre le bar trois soirs de suite. C’est l’opération « Réveil de la Licence IV » avec l’association Toutes Autres Directions. Et là, surprise, les gens viennent.
“On n’oubliera jamais la première personne qui est rentrée.”
« Tu es chez toi, et puis quelqu’un rentre. Il voit un bar, il rentre, il ne sait pas qui tu es, il ne connait pas ton histoire et il commande une bière. » Odile et Max jouent au bar. C’est simple, le contact avec les gens est agréable. Ils découvrent peu à peu le quartier et leurs voisins. Ces trois journées de décembre sont un déclic pour le couple qui se prend au jeu. Odile voit Max retrouver le sourire. Le bar ouvre une seconde fois à la demande de leurs voisins, une maison relais SICHEM tenue par le diaconat, qui souhaite faire une lecture de textes de Rimbaud. Puis en 2014 Einstein on the beach, une association de musique contemporaine, organise trois concerts qui ramènent du monde. Un public d’amateurs de musique contemporaine qui se mêle aux voisins et aux gens de passage découvre le lieu. Pourtant les ouvertures restent confidentielles avec un petit coté club privé.
“On ne veut pas d’étiquettes.”
En Décembre 2013, un mini marché de Noël attire un public familial autour de créateurs, connaissances du couple. Odile décide de renouveler le mix Bar et Boutique au printemps 2014 avec une Boutique Végétale. Le bar ouvre pendant dix jours pour proposer des produits aussi différents que des plantes, des tissus teints avec des teintures naturelles et des dessins. Odile et le végétal c’est toute une histoire, elle aime les plantes et surtout les plantes comestibles. Pour elle, la plante est nourriture avant tout, et peut-être que le souvenir d’une petite enfance difficile en Corée avant son adoption par un couple français n’est pas étranger à ce besoin. Nourrir avec des produits sains, c’est aussi ce qu’elle propose en acceptant que la ferme de Labaurie vienne vendre ses paniers de légumes bio tous les premiers jeudi du mois. Au fil des rencontres, le projet de permaculture qui permettrait de subvenir aux besoins de la famille et des clients, en plantant sur la terrasse au dessus du bar, commence à voir le jour.
“Je ne gagne pas d’argent, mais je crée de la richesse”,
proclame Odile pour s’excuser du demi-échec commercial de certains de ses projets. Car c’est avant tout la richesse des rencontres et des échanges qui nourrit cette insatiable entrepreneuse. « Une histoire, une rencontre, un projet » et plus au final que ce qu’on est venu chercher. Odile et Max trouvent leur équilibre peu à peu. Lui, le calme soutien, et elle pleine d’idées et d’envies, toujours partante pour une nouvelle aventure, en recherche perpétuelle de sens et de bonheur. Il y a quelques mois, Delphine Delas a peint au Posca toute la vitrine du bar, dans le cadre du festival « les femmes s’en mêlent » organisé par Allez les filles. La collaboration avec cette artiste s’est faite très simplement. Puis c’est un petit festival Japonnais organisé par un groupe d’artistes performers et musiciens venus du Japon et de Belgique qui anime le bar quelques jours en Juillet, avant sa fermeture estivale.
A l’automne 2015, le bar prend un rythme d’ouverture plus régulier. Tous les midis de semaine, les clients partent à la découverte des plats du monde et des régions concoctés par Mishka. De jeunes architectes partagent l’espace pour y travailler en journée. Ils forment le collectif Quatre Quart. La moindre ouverture est prétexte aux rencontres et à l’échange. L’emplacement stratégique du bar, tout près de la gare, au milieu des fast-food et des chaînes d’hôtels amène de nombreuses personnes de passage à pousser la porte. Parfois c’est une famille de coréens, qui donne à Odile un peu d’argent pour réparer le préjudice de son adoption. Parfois ce sont des pèlerins sur le chemin de St Jacques, ou des anglais en goguette. Certains, hésitants sur le seuil de la porte, se cachent derrière les dessins de la vitrine.
“Ils sont timides les gens.”
Le bar est un espace dépouillé où chacun peut se projeter. Le chaleureux sourire d’Odile, son accueil toujours bavard et enthousiaste, transforment l’atmosphère. Le bar, aujourd’hui associatif, ne cache pas sa filiation avec le Petit Grain, place Dormoy. L’association O Plafond a pour but de favoriser la création et la diffusion artistique et sociale autour de la culture et de la permaculture. Créer des manifestations pour participer à l’animation socio-culturelle de la ville. Le bar est un lieu d’échange, une petite lumière dans la grisaille et les bâtiments défraichis, abandonnés, en transition et les néons criards des sex-shop. C’est un lieu destiné à tous, pas seulement à une élite culturelle, mais plus largement aux publics très variés qui transitent dans ce quartier hyperactif et parfois qualifié de sans âme. Odile porte ce projet avec un enthousiasme teinté parfois d’angoisse, dans l’urgence de vivre et de réaliser ses rêves.
Parce que ce lieu a une âme…
Site du Bar O Plafond : http://o.bar.le.plafond.free.fr/
Dessins Julie Blaquié / Texte Caroline Cochet / Projet Elles St Jean