Nos perceptions du monde sont limitées. Comme le regard nous est essentiel, tout ce que nous ne voyons pas n’existe pas. Pourtant je suis persuadée que la plupart de notre environnement est invisible, ou disons plutôt nous est caché. J’ai eu cette compréhension en promenant mes chiens ce matin. Ils courent librement dans un grand espace naturel que je peux surplomber et où je les vois de loin. Ils connaissent mon trajet de ballade et ces dernier temps ils aiment aller explorer un peu plus loin, dans le bois, en passant par ce chemin que je ne prend jamais. Afin de m’assurer de leur présence invisible, mais non loin, je les ai équipés de clochettes. Parfois les chiens partent loin et je n’entend plus la clochette. Ils vivent ainsi des aventures au delà du monde que je connais, en dehors des sentiers que j’ai exploré avec eux. Leur monde a besoin de s’étendre à des terrains qui me sont inconnus, voir impraticables, dans les taillis, au delà du chemin habituel et de l’univers pourtant vaste que je leur dédie pour se promener. Au moment où ils quittent ma vue, je commence à m’inquiéter. Le monde dans lequel ils partent m’est étranger, je ne peux pas les aider si un problème survenait, ni les surveiller, ils partent et me laissent seule avec mes angoisses.
Le travail sur moi commence à ce moment là.
Je suis confrontée à l’invisible, à cet ailleurs qui m’inquiète et sur lequel je n’ai pas de maîtrise, que je ne peux ni voir, ni comprendre, je suis seule face à cet autre monde. Soit je pars explorer cet autre monde à la recherche de mes chiens, mais souvent cette exploration est pénible et frustrante car je ne les retrouve que rarement de l’autre côté. Soit je reste dans la partie visible, sur le chemin habituel et j’attends. Cette attente peut-être une frustration (car j’ai envie de maîtriser mon temps et mes déplacements ainsi que ceux de mes chiens) mais elle peut aussi être un temps de calme, d’observation, de connexion avec la la nature, un temps de prière, d’espérance, un temps ou la foi et le lien avec mes chiens est éprouvé. Ils partent, mais je reste avec eux, dans cet autre monde qui est le leur, je les accompagne en pensée. Au bout d’un certain temps, ils reviennent immanquablement, heureux de leur escapade en liberté sur un terrain de jeu privé. Moi je ressens chaque fois une immense joie de les revoir sains et sauf, je les félicite pour revenir auprès de moi, dans le monde de la matérialité visible. En ce moment, chaque jour je pratique cet exercice qui consiste à laisser partir ceux que j’aime avec la conviction qu’ils reviendront à moi.
L’invisible prend une place de plus en plus importante dans ma vie.
L’invisible c’est tout ce qui est hors de mon contrôle et qui s’invite dans ma réalité sous la forme d’une manifestation sensible. Je me rend compte que malgré mon incapacité à voir de l’autre côté, je peux sentir les effets de ce qu’il s’y passe et surtout je peux entamer un dialogue avec cette part mystérieuse de la vie.
Il y a trois ans, a démarré pour moi un chemin vers l’invisible. Comme pour beaucoup de personnes, ce chemin s’est présenté sous la forme d’un accident, d’une maladie. Une expérience suffisamment intense et perturbante qui a réorienté ma vie. Surtout j’ai eu la chance de voir un coin du voile de mes perceptions se lever, j’ai vu le réel déformé, j’ai compris que le visible et le matériel n’étaient qu’une petite portion de l’expérience que je peux avoir du monde. Il existe au delà de ce visible, un monde invisible, une trame qui sous-tend nos vies et notre expérience. J’ai ressenti intimement que malgré le fait d’être mise en difficulté dans mes perceptions du monde, un socle stable existait en dessous, dans l’invisible j’étais portée, soutenue, renforcée. Alors que dans la réalité (cet espace commun que nous nommons ainsi) je m’écroulais, m’affaiblissais et je me fracturais. Tout accident de vie est riche d’enseignements, j’en suis convaincue. Nous ne traversons pas ces épreuves, ces moments de destructions juste pour souffrir. Les épreuves sont des clés de compréhension du monde, des moyens de se réaligner à notre Être. J’en veux pour preuve les changements qui ont suivi, changement de goûts, de choix de vie, orientés vers la nature, vers la simplicité, et l’essentiel.
Quand l’invisible se donne à voir, c’est pour nous inviter, nous guider vers l’introspection, vers ce qui nous anime en profondeur et c’est aussi pour nous offrir un chemin de guérison. Notre âme a soif de lien avec cet univers qui nous échappe. Nous sommes coincés dans la matérialité, dans le monde commun. Notre monde intérieur est plus vaste et a besoin de s’étendre, de découvrir ces chemins hors des sentiers de grande randonnée. Je suis convaincue que l’amour véritable le seul qui fait sens est celui qui nous offre assez de sécurité pour donner à l’autre sa pleine liberté. Laisser ceux qu’on aime explorer des chemins loin de nos regards et de notre supervision, accepter de les voir s’éloigner tout occupés par leur quête et puis attendre de les voir revenir.
L’invisible nous anime, nous sous tend, il nous émeut, c’est à dire qu’il nous fait bouger. Dans la matière je reste souvent engluée, à me débattre en vain pour faire advenir ce que je souhaite. Dans l’invisible, un signe, un soupir, un léger souffle vient tout bousculer. C’est à ce niveau que nous devons travailler afin de pouvoir intervenir dans nos vies. En ce moment j’apprends les nouvelles règles du jeu. Je découvre comment le battement d’aile d’un papillon entraine parfois un ouragan à des kilomètres de là. Je navigue entre la surface matérielle de ma vie (qui me pèse et m’ennuie de plus en plus) et l’invisible profondeur (qui m’inquiète encore un peu comme les eaux sombres d’un lac de montagne). Que vais-je découvrir englouti sous ces eaux ?