Les passages

Depuis ma névrite en 2020, j’enchaîne les moments d’inconfort et de répit. Les effondrements physiques et mentaux, succèdent aux temps de doute, et au bout il y a la lumière. Cette force, cette lumière, cette joie sont une expérience si intense qu’on ne peut la toucher que par moments, puis l’on retombe.

C’est la réalité des expériences « numineuses », de ces moments où l’on est touché par la grâce, et où l’on accepte de ressentir Dieu en nous.

Le concept de « numineux » apparaît pour la première fois chez Rudolf Otto dans son livre Le Sacré, publié en 1917. L’expérience numineuse est pour lui l’expérience affective du sacré.

Ils ne peuvent pas durer et l’on devient ensuite orphelin de l’expérience du Tout, de la force qui nous a porté, il faut accepter de retourner marcher dans l’obscurité pour un temps. L’éveil est un moment, le chemin de l’éveil est toute une vie de doutes, de douleurs, d’expériences déstabilisantes afin d’éprouver en soi la confiance, la foi.

Je vais ici parler d’expériences qui se vivent dans toutes les dimensions à la fois, dans la matière, dans l’énergétique, dans le symbolique et dans les autres dimensions que nous traversons sans les comprendre ou les percevoir. Je parle d’expériences dans lesquelles la force et la volonté ne servent à rien, il faut accepter au contraire de se dissoudre, de s’écouler et parfois de se perdre.

Il y a les portes que l’on ouvre ou que l’on referme, chaque seuil franchi nous transporte dans une nouvelle dimension, un état d’être un peu différent, ces passages sont matériels, symboliques, attendus ou ils se présentent à nous. Les anniversaires sont des passages, certaines années le sont plus complètement que d’autres. Ce sont parfois de tout petits pas que l’on fait, ou de très grandes étendues de peurs franchies. C’est aussi le temps de la maladie, de la dépression, de l’angoisse qui nous saisit parfois sans raison. Tous ces passages ont des points communs, des étapes qu’il faut savoir repérer, car leur temporalité est parfois lente et parfois rapide.

Le passage se caractérise par une sensation d’instabilité, de perte de repère temporaire, et souvent de peur. L’envie est grande de prendre alors un chemin de traverse, de passer à côté pour échapper à l’inconfort. Mais nous sommes guidés et comme une eau qui tourbillonne dans un entonnoir, il faut savoir que tout doit passer dans ce resserrement, dans le vortex, on se sent emporté, il y a des émotions qui remontent, il ne faut pas résister, la plupart des passages sont des sens uniques. C’est pourquoi on dit qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve deux fois et si ils sont des réminiscences d’anciens moments de souffrance et d’inconfort, c’est pour mieux nous rendre nos propres forces. En sortie d’entonnoir, l’intensité est là, on est d’un coup libéré, rendu à notre propre forme. Libre d’être qui l’on est après avoir été contraint.

Les grands passages sont les naissances et les morts, il semble que l’on revive sans fin ces moments, comme un entrainement à mourir et renaître à nous-même. Il est intéressant de ressentir ces passages, d’accompagner le mouvement, de ne pas chercher à lutter quand la grande lessiveuse cosmique accélère et nous essore de force. L’image de l’entonnoir n’est pas prise au hasard, car dans ces cercles où l’on repasse par les même points et les mêmes états, il y a de subtiles variations de niveau d’intensité, de concentration et il est important de percevoir le moment où tout s’accélère.

En chemin on embarque dans le passage tous les déchets, toutes les lies qui trainent au fond de notre psychée et la grande lessiveuse fait son travail en lavant et faisant circuler tous ce que doit être évacué. Ces moments de nettoyage profonds peuvent prendre de nombreuses formes, chez certains ça sera un temps de dépression, chez d’autre il y aura des manifestations physiques, des brûlures, des réactions cutanées, et parfois quand les déchets stagnent depuis trop longtemps et que les mots ne sont pas prononcés, des cancers, des maladies auto-imunes, la Mal-à-dit est le mal du siècle. Le passage nécessite d’accepter, de lâcher quelquechose, on paie un dû à chaque passage, on ne passe pas dans l’ento-Noir sans y laisser des plumes. Ce sont le plus souvent des plumes de l’eco superficiel qui se font cramer au passage, donc ça sent mauvais, ça n’est pas beau, mais on en ressort nettoyé, curé de l’intérieur.

Ressentir ces passages, les accompagner avec calme et ne pas ramer à contre courant sont une nécessité vitale. Surtout en ce moment où les énergies sont fortes et les portes s’enchaînent. On vient d’en claquer une avec soulagement qu’une autre s’ouvre et ainsi de suite. Les mondes se resserrent, pour ne former plus qu’une expérience dense de la vie… Il n’est plus temps de perdre du temps et de tergiverser sur le pied à poser en premier, on glisse comme sur un tobbogan géant, comme poussé par le hasard, aspiré en avant, jamais vraiment prêt, mais quand même aguerris par les glissades que l’on a vécues comme des jeux… Là c’est pour de vrai !

Nous voilà enfin de l’autre côté… La porte une fois franchie, elle ne semble plus si impressionnante. On s’y retrouve apaisé, renforcé d’avoir traversé ces épreuves et plus confiant dans celles à venir. Car après plusieurs passages, la vie devient un jeu de glissades successives d’un monde à l’autre. Chaque fois on explore de nouvelles sensations, on se renforce de la contrainte, on respire mieux après, la vie est d’un coup plus belle et lumineuse, sa texture et son goût plus doux et moins aigre…

Accueillir ces moments sans pour autant les forcer en nous, raccommoder nos oripeaux brûlés et déchirés, comprendre que traverser la peur et la douleur c’est le sens de nos vies. A essayer de passer à côté sans cesse, de couper les sensations d’inconfort, de croire qu’il faut vivre heureux, comment faire l’expérience de la joie réelle ? Cette joie du sacré en nous, de la connexion au tout et aux autres ne vient s’installer peu à peu que dans les âmes blessées, fêlées et douloureusement encore vivantes.

En mémoire de Fabienne Ribeyrolles, artiste peintre qui est passée de l’autre côté du fleuve des morts et dont les échanges et la rencontre dans ce monde m’a énormément touchée.

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