Trouver son propre silence, le laisser grandir et mûrir, le laisser pourrir et mourir. Jouer la transe contre le vent, le souffle court sur la nuque et soudain tout risquer, s’arrêter de respirer. Les mots m’encombrent comme un mobilier trop nombreux dans lequel je me cogne la nuit, cherchant à tâtons la lumière et aïe… Me voilà prise au piège de leur signification alors que je désire simplement goûter leur consonance. Il y a de la musique dans ma tête, mais elle ne dépassera pas la barrière de mes dents bloquées, crispées, les mâchoires serrées comme un étau à mots. Il y a des voyelles nasales et des consonnes gutturales, des dentales sourdes et des O jamais assez ouverts… OoooooOm !
En moi c’est le grand silence, le chant hurlant de la fille mutique. Si les mots ne viennent pas, c’est simplement que je ne suis pas là pour les faire vibrer, pour les assourdir et les exprimer. Si les mots ne viennent pas, c’est qu’il me faut le temps de revenir à moi, de me réaligner sur ma lignée, de reprendre la fréquence vibratoire, comme un message subliminal qui s’est transmis de gènes en gêne. Si les mots ne viennent pas, je peux aller les pécher et jouer à les assembler sans queue ni tête, puisque ce qui doit sortir n’a pas de sens, puisque l’expression en est bruyante, ambarassante, nauséabonde, avant d’être musicale… Je ne pensais pas que l’art était aussi sale, qu’il fallait autant de miasmes pour transcender la vie. Je croyais pouvoir m’y adonner sans me salir les mains, sans suer, sans cracher et me voilà nue, ou presque, le crâne rasé, la peau glabre, les traits tirés. Façon de parler.
Je fais le vide autour de moi, je me dépouille de tout ce qui me semblait important, de tout ce qui me rassurait : les objets, les croyances, les habitudes et je me découvre peu à peu. Je me cherche, je ne me sens pas, pourtant mes mains étaient énormes, palmées et courtes, des mains d’enfant à naître, des mains incapables d’attraper quoique ce soit et pourtant si présentes et vibrantes d’énergie et de force… Souvenir d’une sensation qui m’a assaillie et bouleversé lors d’un Yoga Nidra la semaine dernière. Je n’y comprends plus rien, je suis perdue et je lâche prise avec bonheur, convaincue que tous les fils que je coupe me rapprochent de moi, de ce qu’il reste au fond, une fois la vie consumée. Au moment des crises, des grands passages, comme celui du col de l’utérus, face à la mort, nous revenons à nous, notre être irradie et se manifeste. Je vis actuellement l’une de ces morts symboliques. J’essaye de ne pas penser à la suite, car si je meurs, c’est pour vivre enfin, si je traverse les voiles, c’est pour me retrouver dans mon unicité et ma singularité. C’est pour irradier et rayonner plus que le pâle écho, la réflexion froide dont je me satisfaisait jusqu’alors. Sans douleur, sans peur, je quitte votre monde avec la ferme intention de me retrouver dans le prochain, plus lumineuse. Les âmes damnées dont je suis ne cessent d’errer en quête d’elles-mêmes. Il est temps de quitter la peur, de la laisser aux vivants pour rejoindre le royaume des morts. Il est temps de chanter l’hymen de vie, de rompre le chant de la mort.
J’ai rarement écrit un texte aussi mystique et il faut croire que je deviens, peu à peu, plus sensible à ces questions essentielles. Avant, je croyais que réussir sa vie consistait à répondre aux attentes et demandes des autres, j’ai vécu à côté de moi-même dans l’apparence, dans l’image avec l’impression de tout voir défiler par la fenêtre d’un train en marche et de ne jamais vivre. Aujourd’hui je me jette dans le vide, la fenêtre est haute, le balcon surplombe le parking de la cité, mon corps explosé restera le symbole d’une vie à côté, une tâche indélébile, un bruit sourd qui résonne dans la tête, longtemps après le choc.
Poc, Boum, Vlam, Bang, Snap.
Quel bruit fait la mort quand elle nous prend dans ses bras ? Je ne connais que le bruit assourdissant du souvenir muet, du non dit en écho, le cri du vide à l’intérieur.
Quel beau texte profond et lumineux : Merci Caroline
Merci à toi, je relis ce texte aujourd’hui fascinée par ce que j’arrive à dire de moi ici. Si ces mots touchent d’autre personne j’en suis ravie, ils me sont si personnels.